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  • Writer's pictureArthur Ghins

Ensemble, penser l’après

La Libre Belgique, 4 avril 2016.


Il y a urgence à faire sens. Le seul moyen d’y parvenir est de se demander ce que nous voulons promouvoir comme modèle de société. Celui qui mettrait fin au dédain mutuel. Seule l’éducation me semble pouvoir endiguer le flux de radicalisation.


"Incompréhensible." Au plus fort de l’émotion post-attentats, c’est l’incrédulité qui revient dans de nombreux témoignages. Quel sens donner à ce qui semble n’en avoir aucun ? Le jugement critique, en plein deuil national, peut-il s’exercer sans paraître déplacé ? Union nationale et consternation face à la barbarie djihadiste se présentent comme les réponses les plus indiquées - et de fait, les plus naturelles. Et pourtant, au cœur même du trouble, il y a urgence à faire sens. Il ne s’agit pas simplement de dépasser l’émotion, comme si une population sous le choc pouvait commander à ses sentiments les plus profonds par un simple effort de volonté. Il s’agit au contraire d’essayer de concevoir un cadre de réflexion qui nous permette de situer ce qui nous est arrivé; un cadre au sein duquel la solidarité puisse trouver à s’exprimer. Il n’y a en effet que si nous posons la question de ce que nous voulons promouvoir auprès des jeunes générations que nous pourrons commencer à penser une réponse à la menace djihadiste qui ne soit pas purement et simplement sécuritaire, mais porteuse d’idéal.


Je ne parle pas djihadi

La question de savoir ce qui pousse certains jeunes à se faire exploser au sein de la société qui les a vus grandir est dans toutes les têtes. Ce n’est pas que les facteurs explicatifs manquent. Décrochage scolaire, délinquance, soif d’adrénaline, attrait pour les extrêmes : les circonstances sur lesquelles les recruteurs des filières djihadistes capitalisent semblent connues. Si l’interrogation revient de manière lancinante, c’est qu’on sent que le mal est plus profond. C’est le propre du fanatisme et de la haine que d’échapper à toute tentative de rationalisation. Impossibilité du dialogue : les djihadistes semblent imperméables à tout argumentaire sensé. Sentiment d’impuissance : on ne peut surenchérir face à des hommes prêts à sacrifier leur vie pour une cause pseudo-religieuse, aussi vaguement définie et contradictoire soit elle. Malgré cela, il faut penser. Pour une société, il n’y pas d’échec plus cruel que lorsque certains de ses membres décident de poser des actes qui nient l’idée même de vie en commun. Si la logique du fanatisme peut dans une certaine mesure nous échapper, on ne peut pas ne pas tirer les conséquences de ce qui s’est passé. Et si les attentats n’étaient que l’épiphénomène d’un malaise à l’échelle de la société ?

La société du mépris

Ce qui frappe dans les relations entre groupes sociaux aujourd’hui, c’est un dédain mutuel. On a dit que les jeunes qui embrassaient le radicalisme éprouvaient un sentiment de rejet vis-à-vis de la société occidentale. La relation va probablement dans les deux sens. La violence qu’exerce notre société se cristallise dans le mépris tacite vis-à-vis de ceux qui n’ont pas su se hisser au rang des critères qu’elle valorise. Qu’on le veuille ou non, la plupart des jeunes des "quartiers" sont aux antipodes de ces critères : issus de l’immigration, musulmans, en manque de repères identitaires, désœuvrés. Le mépris ressenti engendre l’hostilité. Il ne mène pas nécessairement à poser des actes violents. Mais il gangrène les relations sociales. Le jour de l’arrestation de Salah Abdeslam à Molenbeek, un attroupement de jeunes jetait des bouteilles aux forces de l’ordre en cours d’opération. On s’est aussi étonné que certains proches de terroristes présumés leur viennent en aide plutôt que de collaborer avec les enquêteurs. Les cercles de solidarité s’organisent autour de sentiments partagés - à commencer par le mépris perçu par certains groupes sociaux. Peut-être la véritable question, au-delà de celle des motivations morbides de certains individus, est celle de ce que nous avons à offrir comme société, afin d’empêcher que de telles motivations puissent émerger. Les relations de dédain mutuel s’installent en l’absence d’un projet commun auquel tous puissent réellement s’identifier.

L’éducation pour désamorcer le fanatisme

Non, mettre le doigt sur cette dynamique du mépris ne revient pas simplement à faire vibrer une fibre sociale, ou à verser dans la culpabilisation. La comprendre est le préalable pour concevoir une réponse qui dépasse le couperet sécuritaire. Et de même qu’on soupçonne certaines causes, la réponse se devine. Seule l’éducation pourra endiguer le flux de radicalisation. Lieu commun, dira-t-on. Un autre lieu commun est qu’il y a un fond de vérité dans chacun d’eux - c’est la raison pour laquelle ils existent. Seule l’éducation, parce qu’elle éveille à la complexité des affaires humaines, peut désamorcer le fanatisme, qui ne veut voir qu’une seule idée là où il y en a plusieurs. Seule l’éducation, parce qu’elle permet d’acquérir des outils pour se réaliser, peut ouvrir un horizon professionnel. Seule l’éducation, parce qu’elle sensibilise à l’importance à accorder à autrui, peut renforcer l’empathie. Seule l’éducation, parce qu’elle suscite la curiosité et développe le goût du beau et du bon, peut amener à cultiver des intérêts personnels et donner des raisons d’aimer la vie. L’éducation, seule, désamorcera le piège du mépris. Elle est la condition de possibilité d’une société pluraliste et tolérante. On objectera la difficulté de mettre en œuvre une politique d’enseignement efficace. Mais si nous ne voulons pas que les événements du vingt-deux mars deviennent la norme, nous n’avons d’autre choix que de réussir dans cette voie. Repenser le système éducatif au lendemain des attentats peut sembler d’une naïveté absolue. C’est certainement peu vendeur politiquement. Mais peut-être nous sentirons-nous plus en sécurité si, en plus d’assister à un nécessaire renforcement des services de police, nous avions le sentiment qu’on se soucie déjà de ce qui se dessine dans le temps long. Le vrai réalisme politique, il est là.

Reprendre la main

On parle beaucoup d’espoir. Reconsidérer notre politique d’éducation éclaircira les perspectives de ces "jeunes" dont on parle beaucoup, mais pour qui, quoi qu’on en dise, on fait probablement trop peu. Leur échec est aussi le nôtre. Ceux-ci doivent pouvoir bénéficier d’un enseignement de qualité et exigeant ; un enseignement qui les mette en valeur et les attache au pays dans lequel ils vivent, qui leur donne un sentiment de reconnaissance et de devoir envers les autres. Mieux : réaffirmer que l’éducation est une priorité pour la réussite d’un bien vivre ensemble nous permettra également de donner corps à notre désir de solidarité, et surtout de faire mentir l’idée, insupportable, que notre agenda politique est entièrement dicté par la menace terroriste.

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