L'Echo, 12 mars 2021.
"L’Exorciste" n’est pas tant un film d’horreur qu’un film sur la transcendance; un film sur la difficulté – mais aussi la possibilité – de retrouver ou de redéfinir ce qui nous fait vivre au cœur de l’imprévu.
Je retombais récemment sur le film "L’Exorciste" (1973), de William Friedkin. Vague souvenir d’un film d’horreur choc, où les scènes de possession d’une jeune fille par un démon font dans la surenchère macabre. Je me décide à le revoir. Surprise totale. Dans le contexte actuel, "L’Exorciste"m’est apparu comme une réflexion puissante sur la fragilité du quotidien, les limites des institutions en place et la force qui peut procéder du doute.
Irruption de l’inconnu
Première surprise en revoyant le film: les scènes de possession n’arrivent qu’à un stade avancé de la narration. En première partie, Friedkin filme la vie quotidienne, visiblement heureuse dans un quartier de Washington, de Regan,12 ans, et sa mère Chris. Quand survient l’inattendu. Sans raison apparente, la jeune fille se sent mal, change de personnalité. Ce n’est qu’après plusieurs visites chez les médecins – et 45 minutes de film – que commencent à se succéder, à intervalles réguliers, les plans célèbres où Regan flotte dans les airs et blasphème. L’opposition complète entre ces deux univers – simplicité du quotidien, horreur de la possession – rend à l’écran un sentiment fort partagé ces derniers temps: celui d’un avant/après radical.
À mes yeux, l’opposition complète entre ces deux univers – simplicité du quotidien, horreur de la possession – rend à l’écran un sentiment fort partagé ces derniers temps: celui d’un avant/après radical, où l’on a du mal à discerner comment l’un a pu amener l’autre. L’irruption du surnaturel illustre de manière expressive les changements qui affectent soudainement des trajectoires individuelles. Celles-ci semblaient déterminées. L’impensable arrive.
Ce basculement du réel génère un sentiment de détresse. Dans "L’Exorciste", celui-ci est vécu par la mère de Regan qui se tourne alors naturellement vers les médecins. J’avais oublié combien les scènes médicales étaient nombreuses dans le film: osculations à répétition de Regan, discussions entre Chris et des spécialistes, de même que deux scènes d’artériographies cérébrales – une opération pénible destinée à déterminer la présence de lésions cérébrales chez la jeune fille. À certains égards, ces deux scènes sont plus angoissantes que les scènes de manifestations démoniaques. L’opération elle-même requiert l’injection d’un fluide dans la carotide, suivie de scans aux rayons X. Filmées de manière ultra-réaliste sur une enfant de 12 ans, ces scènes traduisent à la fois l’appréhension face à la technique médicale, mais aussi l’espoir d’un diagnostic, premier pas vers une guérison possible.
Ces examens culminent avec une scène clé, où Chris, entourée de chirurgiens et de psychiatres, se voit dire qu’ils ignorent de quel mal souffre sa fille. La mère éclate alors de rage contre eux, les accusant d’incompétence. Ce dialogue résonne comme un écho de cette valse-hésitation, courante aujourd’hui, entre confiance aveugle dans les autorités scientifiques et exaspération lorsque leurs analyses ne vont pas dans le sens attendu. Dans le film, toutefois, ces mêmes autorités concèdent qu’elles ne savent pas. Lorsque Chris se tourne vers l’église en derniers recours, le prêtre à qui elle demande de pratiquer un exorcisme, le Père Karras, a perdu la foi. Formé à la psychiatrie, celui-ci cherche d’abord longuement à l’en dissuader. Face à l’inconnu, les institutions hésitent. Leur légitimité vacille. Reste alors la responsabilité individuelle.
Mystère de la foi
Le Père Karras est peut-être, plus que Regan, le personnage central du film. Écrasé par le chagrin et torturé par la culpabilité (il vient de perdre sa mère), ébranlé dans ses convictions, il finit par se sacrifier pour sauver Regan à l’issue de la séance finale d’exorcisme. Karras, remarquablement incarné par Jason Miller, est un personnage qui passe de l’hésitation à l’acte inconditionnel. Au dernier moment, il fait un acte de foi. Confronté à l’irruption de l’ineffable, il retrouve en lui une force intérieure. Le doute a été prélude à l’engagement.
Peut-être est-ce là, me suis-je pris à penser, ce que chacun de nous expérimente à sa façon aujourd’hui: cette difficulté de trouver des motivations profondes pour agir dans un monde altéré, aux autorités chancelantes. À y réfléchir, "L’Exorciste" n’est pas tant un film d’horreur qu’un film sur la transcendance; un film sur la difficulté – mais aussi la possibilité – de retrouver ou de redéfinir ce qui nous fait vivre au cœur de l’imprévu. C’est sans doute pour cette raison, plus que pour ses effets spéciaux, qu’il continue à exercer son pouvoir de fascination près d’un demi-siècle après sa sortie.
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